Le plateau de la Gadda est bien tel qu’il l’a vu, sans fin, monotone, presque sépulcral, d’une beauté hors de la mesure humaine. Minéral : au fur et à mesure qu’on avance vers le Sud, la végétation rase des abords du Draa s’amenuise, se fait plus chétive, plus noire, jusqu’à être réduite à néant. La route suit des sortes de couloirs, des stries, des rainures. Au loin, les collines de pierres sont bleues, irréelles : des cuestas, des dunes, des glacis de sable. À certains endroits, la terre brille comme s’il y avait une gloire sous le ciel gris. Nulle part ailleurs nous ne nous sommes sentis aussi près du socle du monde, aussi proches de la dureté éternelle dont on dit qu’elle prendra un jour la forme d’un immense aérolithe de fer. Et pourtant aussi touchés par la lumière, par le soleil. Comme si nous étions des insectes collés à une gigantesque vitre, pris entre les deux plaques abrasives de la terre et du ciel.
Paysage du vent, du vide.
Pays usé dont l’eau s’est retirée un jour, laissant à nu les fonds, les anciennes plages, les chenaux, les traces de coup des vagues cognant contre les falaises.
L’eau est partout : tandis que nous roulons sur cette route rectiligne, elle apparaît dans le lointain, elle brille. De grands lacs tranquilles, légers, couleur de ciel, de longs bras transparents qui s’ouvrent devant nous et se referment après nous. C’est l’eau de nos rêves. Nous croyons voir des échassiers, ou bien des maisons, des silhouettes au bord de ces oasis.
Les légendes des Gens des nuages parlent de ces pluies (confirmées par les études géologiques) qui ravagèrent la terre il y a des milliers d’années, alors que l’homme n’était encore qu’une frêle silhouette fugitive dans ce paysage. Des pluies si violentes qu’elles arrachèrent des blocs aux montagnes, ouvrirent des vallées, et poussèrent jusqu’à la mer des rochers de silex grands comme des immeubles.
C’est bien de ce paysage que rêvait Jémia. Ce pays qu’elle porte sans doute dans sa mémoire génétique, et qu’elle a cru reconnaître la première fois qu’elle est allée au Nouveau-Mexique, dans la vallée du Rio Grande ou du Rio Puerco, l’immensité aux couleurs de sable et d’ocre, les mesas bleues des Indiens, et le ciel sans limites, semés de nuages mousseux. Maintenant elle le retrouve, elle le prend en elle, elle l’interroge.
À chaque instant, sur cette terre plate, il y a du nouveau. Des plaques d’argile blanche, des coulées de sable blond, rose, gris, des cendres, des barres noires fossiles. Les rochers usés par un vent vieux de milliers d’années. J émia s’est tue toute cette journée : c’est son pays, le pays le plus ancien, et en même temps le plus jeune, une terre que l’âge des hommes n’a pas marquée.
La Gadda est un passage vers la mémoire, un seuil, un goulet pour entrer dans l’autre monde.
Ici, le temps n’est plus le même. Il faut se dépouiller, se laver pour entrer dans le domaine de la mémoire. Nous faisons ce voyage ensemble, mais, pour Jémia, il s’agit d’un tout autre parcours. Elle n’avance pas seulement sur cette route, vers Smara et la Saguia el Hamra. Elle remonte aussi le courant de l’histoire, de sa propre histoire, afin de trouver la trace de sa famille qui a quitté cette terre pour émigrer vers les pays du Nord, vers les villes.