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9 octobre 2016 7 09 /10 /octobre /2016 20:40


Fintan, Maou, Geoffroy : trois rêves, trois révoltes. Et une même soif.
Fintan Allen a douze ans lorsque, le 14 Mars 1948, il embarque pour l’Afrique avec sa mère, Maou. Geoffroy Allen, qui avait laissé en France sa femme et son fils, leur a enfin demandé de venir les rejoindre à Onitsha, petit port fluvial où il travaille pour le United Africa. Fintan ne connaît ni son père, ni l’Afrique.


Maou, elle, rêve d’une Afrique Idyllique où elle pourra vivre auprès de l’homme qu’elle aime, à l’abri des préjugés familiaux qui condamnaient en lui le rêveur sans le sou, et anglais de surcroît. C’est l’Afrique bien différente qu’elle va découvrir, dévorante, insaisissable. Et un conformisme plus oppressant encore : celui du milieu colonial, fait de haines, de mesquineries, d’échecs inavouables.


Quant à Geoffroy, il est parti pour Onitsha afin de retrouver l’emplacement de la nouvelle Meroë, fondée selon la légende sur une île du grand fleuve par Arsinoë l’Egyptienne, la reine noire. Son rêve prend progressivement les couleurs de la défaite : Geoffroy ne trouvera que lui-même.


Si le roman fait resurgir, aux côtés de Fintan, Maou et Geffroy, le personnage d’Arsinoë, ou encore les mystérieuses figures des mythes africains, c’est que chacun de nous est une parcelle de la légende universelle qui, depuis les origines, ne cesse de s’écrire. Ce livre est pareil à l’Afrique : il brûle « comme un secret, comme une fièvre ». S’il s’en dégage malgré sa violence un tel sentiment de sérénité, c’est que, chez Le Clézio, même la fièvre, même la révolte, même la défaite sont les couleurs de la paix.

...............

Le Surabaya, un navire de trois cents tonneaux, déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux sales de l'estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte ouest de l'Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c'était pour la première fois. Peut-être qu'il n'avait jamais senti aupara­vant à quel point elle était jeune, proche de lui, comme la sœur qu'il n'avait jamais eue. Non pas vraiment belle, mais si vivante, si forte. C'était la fin de l'après-midi, la lumière du soleil éclairait les cheveux foncés aux reflets dorés, la ligne du profil, le front haut et bombé formant un angle abrupt avec le nez, le contour des lèvres, le menton. Il y avait un duvet transparent sur sa peau, comme sur un fruit. Il la regardait, il aimait son visage.

Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé qu'il n'appellerait plus sa mère autrement que par son petit nom. Elle s'appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C'était Fintan, quand il était bébé, il ne savait pas prononcer son nom, et ça lui était resté. Il avait pris sa mère par la main, il l'avait regardée bien droit, il avait décidé : « A partir d'aujourd'hui, je t'appellerai Maou. » Il avait l'air si sérieux qu'elle était restée un moment sans répondre, puis elle avait éclaté de rire, un de ces fous rires qui la prenaient quelque­fois, auxquels elle ne pouvait pas résister. Fintan avait ri lui aussi, et c'est comme cela que l'accord avait été scellé.

Le buste appuyé sur le bois de la lisse, Maou regardait le sillage du navire, et Fintan la regardait. C'était la fin du dimanche 14 mars 1948, Fintan n'oublierait jamais cette date. Le ciel et la mer étaient d'un bleu intense, presque violet. L'air était immobile, c'est-à-dire que le navire devait avancer à la même vitesse. Quelques mouettes volaient lourdement au-dessus du pont arrière, s'approchant et s'écartant du mât où le pavillon à trois bandes s'agitait comme un vieux linge. De temps en temps, elles glissaient sur le côté en criant, et leurs geignements faisaient une drôle de musique avec les trépidations des hélices.

Fintan regardait sa mère, il écoutait avec une attention presque douloureuse tous les bruits, les cris des mouettes, il sentait le glissement des vagues qui remontaient et appuyaient longuement sur la proue, soulevaient la coque dans le genre d'une respiration.

C'était la première fois. Il regardait le visage de Maou, à sa gauche, devenant peu à peu un pur profil contre l'éclat du ciel et de la mer. Il pensait que c'était cela, c'était la première fois. Et, en même temps, il ne pouvait pas comprendre pourquoi, cela serrait sa gorge et faisait battre son cœur plus fort, et mettait des larmes dans ses yeux, parce que c'était aussi la dernière fois. Ils s'en allaient, jamais plus rien ne serait comme autrefois. Au bout du sillage blanc, la bande de terre s'effaçait. La boue de l'estuaire tout d'un coup avait laissé apparaître le bleu profond de la mer. Les langues de sable hérissées de roseaux, où les huttes des pêcheurs paraissaient des jouets, et toutes ces formes étranges des rivages, tours, balises, nasses, carrières, blockhaus, tout s'était perdu dans le mouvement de la mer, s'était noyé dans la marée.

Extrait

L'Afrique brûle comme un secret, comme une fièvre. Geoffroy Allen ne peut pas détacher son regard, un seul instant, il ne peut pas rêver d'autre rêve. C'est le visage sculpté des marques itsi, le visage masqué des Umundri. Sur les quais d'Onitsha, le matin, ils attendent, immobiles, en équilibre sur une jambe, pareils à des statues brûlées, les envoyés de Chuku sur la terre.

C'est pour eux que Geoffroy est resté dans cette ville, malgré l'horreur que lui ins­pirent les bureaux de la United Africa, mal­gré le Club, malgré le Résident Rally et sa femme, leurs chiens qui ne mangent que du filet de bœuf et qui dorment sous des moustiquaires. Malgré le climat, malgré la routine du Wharf. Malgré la séparation d'avec Maou, et ce fils né au loin, qu'il n'a pas vu grandir, pour qui il n'est qu'un étranger.

Eux, chaque jour, sur le quai, dès l'aube, attendent on ne sait quoi, une pirogue qui les emmènerait en amont, qui leur apporterait un message mystérieux. Puis ils s'en vont, ils disparaissent, en marchant à tra­vers les hautes herbes, vers l'est, sur les chemins d'Awgu, d'Owerri. Geoffroy essaye de leur parler, quelques mots d'ibo, des phrases en yoruba, en pidgin, et eux, tou­jours silencieux, non pas hautains, mais absents, disparaissant vite à la file indienne le long du fleuve, se perdant dans les hautes herbes jaunies par la sécheresse. Eux, les Umundri, les Ndinze, les « ancêtres », les « initiés ». Le peuple de Chuku, le soleil, entouré de son halo comme un père est entouré de ses enfants.

C'est le signe itsi. C'est lui que Geoffroy a vu, sur les visages, la première fois qu'il est arrivé à Onitsha. Le signe gravé dans la peau des visages des hommes, comme une écriture sur la pierre. C'est le signe qui est entré en lui, l'a touché au cœur, l'a marqué, lui aussi, sur son visage trop blanc, sur sa peau où manque depuis sa naissance là trace de la brûlure. Mais à présent il ressent cette brûlure, ce secret. Hommes et femmes du peuple Umundri, dans les rues d'Onitsha, ombres absurdes errant dans les allées de poussière rouge, entre les bosquets d'acacia, avec leurs troupeaux de chèvres, leurs chiens. Seuls certains d'entre eux por­tent sur le visage le signe de leur ancêtre Ndri, le signe du soleil.

Le rêve de Poliphile

Le rêve de Poliphile

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