L’amie hindoue
A Casablanca vivait une importante colonie d’hindous, commerçants pour la plupart, dont les enfants fréquentaient les mêmes établissements scolaires que nous, petits Français nés sous le protectorat. Lors de mon entrée en sixième au collège Mers-Sultan, Sun Dri (prononcer Soun) était là, fillette maigrelette mais d’une élégance inouïe, avec ses beaux cheveux noirs noués en queue de cheval et son regard de velours. D’emblée, je lui vouais une sorte d’admiration qui jamais ne devait se démentir.
Dès que je sus balbutier quelques rudiments d’anglais, je choisis de l’appeler Sun car elle était le soleil, la gaité, la vie même. Je connaissais sa famille, j’étais accueillie parmi les siens, conviée à célébrer avec eux les fêtes et les rites de la religion brahmanique.
Adolescente, Sun n’avait guère l’âme religieuse. Ses dieux étaient alors James Dean – dont elle pleura beaucoup la morte prématurée – et Elvis Presley que nous écoutions dans sa chambre à longueur de journée. Puis, vint le temps de la séparation. Mes parents rejoignaient la France, j’avais 16 ans et il me fallait suivre. Mon « Sun » demeurait dans la ville blanche. Et les années passèrent.
Lors de notre dernière rencontre nous avions 25 ans, j’étais déjà mère de deux petites filles. Elle était toujours célibataire et décidée à le rester. Elle me rendait visite dans le Vaucluse avant de partir s’installer à Poona en Inde. Elle portait un sari blanc car elle était en deuil. Devenue très mystique, elle priait beaucoup et aspirait au « détachement » qui devait l’exempter des chagrins terrestres.
Un quart de siècle a passé et nous ne nous sommes jamais revues. Pour moi, elle porte toujours son sari blanc et a conservé son visage, son corps de jeune femme. (…) peut-être se souvient-t-elle de la jeune mère qui l’accueillit, entourée de ses enfants, un soir d’été, au pied du mont Ventoux.
Anne Bragance vit dans le sud de la France et a publié des recueils de nouvelles et une vingtaine de romans dont, chez Actes Sud, Le lit (2000), Casus Belli (2002), et la Reine nue (2003) Clichy sur Pacifique, Changements de cavalière, les Soleils rajeunis.