C’était il y a cinquante ans. Un jeune Américain de 24 ans découvrait un poème étrange. Dix vers qui ne ressemblaient à rien de ce qu’il connaissait, et se fichèrent à jamais dans les replis de sa mémoire:
« Dans le désert/Je vis une créature nue, bestiale/Qui, accroupie au sol/Tenait son cœur dans ses mains/Et en mangeait./Je lui dis “Est-ce bon l’ami ?”/“C’est amer, bien amer, répondit-il/Mais je l’aime/Car c’est amer, et c’est mon cœur.” »
L’auteur de ce poème (Dans le désert, 1895) s’appelait Stephen Crane. Né en 1871, il avait 24 ans lui aussi lorsqu’il le publia. Moins de cinq ans plus tard, en 1900, il était emporté en Allemagne par la tuberculose… Et le jeune Américain enthousiaste ? Paul Auster.
« Stephen Crane devrait être immensément populaire et aller loin. Sa prose est riche de couleur et de mouvement » espérait Joseph Conrad, qui avait noué une relation intime avec cet écrivain américain, dont il admirait l’œuvre majeure, La Conquête du courage (1895)(L'insigne rouge du courage), peut-être le plus grand roman jamais écrit sur la guerre.
L’histoire se déroule pendant la bataille de Chancellorsville, en 1863. Un soldat nordiste, saisi d’une terreur irrépressible, s’enfuit. Après des jours et des nuits à errer dans la campagne, il va apprendre à dompter l’épouvante et saisir sa seconde chance. À sa sortie, l’ouvrage devient tout de suite un classique.
Mais Crane, lui, n’est pas allé tellement loin. Le 5 juin 1900, il mourait à 28 ans de tuberculose en Allemagne. Derrière lui, il laisse de courts récits – comme le truculent et scandaleux Maggie, fille des rues (1893) –, une palanquée de nouvelles, de poèmes, de reportages… mais rien de comparable à cette Conquête du courage réussite éblouissante, presque miraculeuse, « le remarquable rêve de guerre d’un gamin », écrira Hemingway.
Aujourd’hui, quand on pense à la littérature de guerre américaine, on cite plus volontiers "Les Nus et les Morts" de Norman Mailer (1948) ou, plus récemment, "Yellow Birds" de Kevin Powers sur le conflit irakien. La Conquête du courage, dont John Huston a tiré une superbe adaptation en 1951 sous le titre La Charge victorieuse, reste pourtant très accessible.
Conrad en aimait le style impressionniste. Et Paul Auster évoque admirablement le « labyrinthe de bois ténébreux – royaumes démoniaques parcourus par une armée fantôme de dragons invisibles ». Il a quinze ans quand un professeur lui conseille ce « portrait psychologique de la peur » – selon l’expression de Crane lui-même – et ressent un véritable choc littéraire. Il est alors loin d’imaginer que soixante ans plus tard, lui, le conteur de la trilogie new-yorkaise, consacrera à l’étoile filante des lettres américaines son texte le plus épique, un beau paradoxe en vérité. Mille pages pour raconter une faible bougie ballottée par le vent, un « garçon blond au visage pâle et à l’air affamé » avec des dents abîmées et des costumes malodorants.
Mais derrière l’aventure touchante d’un écrivain sans fortune, c'est l'Amérique en construction de la fin du XIXe siècle que Paul Auster se plaît à raconter : la naissance de l’édition industrielle et de la conscience sociale, l’éclosion du journalisme littéraire dont Crane fut l’audacieux pionnier… Fumeur, buveur, connaisseur des prostituées, l’auteur de La Conquête du courage, avec sa foi désespérée, traverse, au service du New York Herald et du World, dirigé par le fameux Joseph Pulitzer, toutes les strates de la nation, des taudis de New York jusqu’à un reportage sur la chaise électrique. Pelote infinie que déroule Paul Auster, nourrie de lettres, récits, coupures de presse, photos d’époque…
Son Burning Boy n’aurait dû être qu’une biographie extatique de 200 pages, mais il devient un roman-gigogne, à la taille éléphantesque, jamais ennuyeux grâce à une plume toujours pétillante, où s’ébattent des personnages spectaculaires comme la prostituée Dora Clark que Crane défendra contre un policier véreux – Charles Becker, le premier flic à être exécuté pour assassinat le 30 juillet 1915. Les mauvaises pulsions du pourtant très moderne Crane – l’antisémitisme – jaillissent ici ou là : ses préjugés sont aussi ceux de l’Amérique en route vers la « civilisation ». En bâtissant cette œuvre exigeante et finalement universelle, Paul Auster fait aussi sa propre conquête du courage littéraire.
Pour ce Noël, je me suis offert le livre de Paul Auster, "Burning Boy" car il parle aussi beaucoup du New Jersey et de New York de la fin du 19ème siècle. Crane traverse les villes d’Asbury Park, Newark, Bloomington, Paterson, et aussi Port Jervis et New York. La Trilogie New-yorkaise, et plus spécialement "Cité de verre", est le premier livre que je m’étais offert à Manhattan, l’année de mon immigration.