La vie de Pierre Soulages se confond si entièrement avec son œuvre qu’elle offre peu de prise aux récits, à l’exception de quelques épisodes d’enfance et d’adolescence auxquels l’artiste et ses commentateurs ont attribué la valeur d’indices décisifs.
L’artiste, qui est mort dans la nuit du 25 au 26 octobre, à 102 ans, naît le 24 décembre 1919 à Rodez dans une famille d’artisans. Son père, qui disparaît en 1924, est constructeur de voitures hippomobiles. Une visite scolaire de l’abbaye Sainte-Foy de Conques en 1931, les promenades sur les Causses autour de sa ville natale, la découverte de la préhistoire et la fouille de dolmens et de grottes, la contemplation de reproductions de lavis de Claude Lorrain et de Rembrandt dans un livre sont des moments de révélation que Soulages a souvent évoqués par la suite.
Conques, il est revenu souvent à partir de 1987 pour concevoir et placer les vitraux de l’église. Pour la préhistoire et plus généralement pour tout ce qui a pu être considéré comme des arts « primitifs », on peut témoigner que son intérêt ne s’est pas démenti et les visiteurs de sa maison parisienne ont pu admirer une collection de pièces précolombiennes.
Ces rencontres avec les arts et les premiers paysages qu’il peint en 1936 et 1937 le déterminent à venir à Paris en 1938 et à préparer le concours d’entrée aux Beaux-Arts l’année suivante. Bien qu’admis, il décide de ne pas y entrer : la visite de l’école l’a convaincu qu’il n’y a rien là pour lui, rien qui l’intéresse autant que les expositions qu’il voit dans la galerie Paul Rosenberg, telles celles de Cézanne et de Picasso.
Mobilisé en 1940, démobilisé au début de 1941, il se rend à Montpellier pour préparer le professorat de dessin. Si son passage à l’École des beaux-arts ne le marque pas plus à Montpellier qu’à Paris, il y fait une rencontre décisive, celle de Colette Llaurens, son épouse et son alter ego inséparable de ce moment jusqu’à la fin de leur vie.
Se faisant passer pour ouvrier agricole avec de faux papiers pour échapper au service du travail obligatoire, il devient proche de l’écrivain Joseph Delteil et approfondit sa connaissance de l’art moderne, jusqu’alors lacunaire. De façon paradoxale, il découvre les œuvres de Max Ernst et Salvador Dali par les illustrations d’un article de propagande nazie contre l’« art dégénéré ». S’il ne peut guère peindre durant cette période, il achève de se convaincre que la peinture est ce sans quoi il ne peut vivre.
A la Libération, Pierre et Colette Soulages vont donc s’installer à Paris : à Courbevoie en 1946, puis au 11 bis, rue Schoelcher, entre Denfert-Rochereau et Montparnasse, de 1947 à 1957. Plus tard, l’atelier se rapprochera de la Seine, sans quitter la rive gauche : rue Galande de 1957 à 1973, rue Saint-Victor à partir du printemps 1974. Si l’on précise ces déplacements, y ajoutant la construction de la villa et de l’atelier de Sète (Hérault) en 1959, c’est parce que ce sont les seules scansions biographiques que l’on puisse indiquer, en dehors de celles qui sont propres à l’œuvre et ses métamorphoses.
Dès 1947, ayant été refusé au Salon d’automne l’année précédente, Soulages expose au Salon des surindépendants des œuvres abstraites, tracées par larges lignes croisées, avec des bruns, des ocres et des noirs pour couleurs. A l’huile, au goudron ou au brou de noix, sur toile, papier ou verre, ces tracés traversent la surface, se superposent, construisent une structure. Le blanc, agissant comme lumière, s’infiltre entre eux, semblant parfois les éroder, parfois chercher un passage entre eux.
A la date de leur apparition, ces œuvres n’ont que peu en commun avec ce qui se peint alors. Non parce qu’elles sont non figuratives, car l’après-guerre se caractérise, à l’inverse, en France, par un afflux de peinture abstraite, peu considérée avant 1939 et devenue mode dominante après 1945. Mais parce que l’abstraction au goût du jour est soit strictement géométrique, depuis Mondrian, soit chatoyante, car descendante de l’impressionnisme et du fauvisme : ainsi, Herbin d’une part, Bazaine ou Manessier de l’autre.
La sobriété chromatique de Soulages, alliée à la fluidité des formes, ne lui vaut donc que peu d’approbations en 1947, mais elles sont remarquables : Francis Picabia, Jean-Michel Atlan et Hans Hartung. Ce dernier lui est demeuré très proche, et les deux hommes formeront plus tard avec Zao Wou-Ki un trio amical solide.
Cette réception critique difficile ne dure cependant que peu de temps. En 1948, Soulages est invité à participer à une exposition itinérante d’art français en Allemagne et l’un de ses brous de noix en est l’affiche. Les expositions personnelles suivent vite : dans les galeries de Lydia Conti, à Paris et de Betty Parsons, à New York, en 1949, au Guggenheim et au MoMA à New York encore cette année-là. D’autres galeries, la Galerie de France à Paris, et celle de Sam Kootz, à New York, prennent la suite, relayées par les musées qui l’exposent et acquièrent des toiles : la Phillips Collection à Washington, le Guggenheim Museum et le MoMA à New York, la Tate Gallery à Londres, le Museu de Arte Moderna à Rio de Janeiro, etc.
Journal Le Monde,