Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 septembre 2017 3 20 /09 /septembre /2017 08:24

Une étrange douceur, s’est emparée de moi. Je n’avais plus mal nulle part entrainé que j’étais par les centaines de kilomètres parcourus. Mes désirs avaient maigri plus vite que moi : ils se réduisaient à quelques ambitions, certaines faciles à satisfaire, manger, boire, une autre assez inaccessible mais, j’en avais pris mon parti : dormir. Je commençais à percevoir en moi la présence d’un délicieux compagnon : le vide. Mon esprit ne formait plus d’image, aucune pensée, encore moins de projet. Mes connaissances,  si j’en avais eu, avaient disparu dans les profondeurs et je n’éprouvai aucun besoin d’y faire appel. En découvrant un paysage, il ne me venait pas à l’esprit qu’il pût ressembler à la Corse ni à nul autre lieu que j’ai connu. Je voyais tout avec une fraicheur éblouissante et j’accueillais la complexité du monde dans un cerveau redevenu aussi simple que celui d’un reptile ou d’un étourneau. J’étais un être nouveau dégagé de sa mémoire, de ses désirs, de ses ambitions. Un homo erectus mais d’une variété particulière : celle qui marche. Minuscule dans l’immensité du Chemin, je n'étais ni moi-même, ni un autre, mais  seulement une machine à avancer, la plus simple qui se pût concevoir et  dont la fin ultime, autant qu’éphémère consistaient à mettre un pied devant l’autre.

Alors, devant mes yeux dessillés  les Asturies déployèrent tous leurs charmes. Ce fut, pendant ces jours merveilleux, une pavane interminable de vallées sauvages et de crêtes somptueuses, de villages inviolés et de chemins tracés comme des caresses divines au flanc des montagnes. Ce fut des heures vertes comme les pâturages d’altitude et des nuits bleues comme le ciel d’acier qui recouvrait ces paysages. La pureté des sources qui désaltèrent au moment où l’on a soif, le moelleux blond des pains de village, la douceur troublante du vent qui glisse ses doigts dans la chevelure raidie de poussière du marcheur, tout est entré en moi avec force sans la médiation d’une pensée, sans l’ombre d’un sentiment, d’une impatience ou d’un regret.

J’ai traversé les forêts et franchi les cols, enjambé les eaux noires d’un barrage et rencontré des horréos énormes, dressés sur des collines comme de fabuleux quadrupèdes ; j’ai cheminé à l’ombre grinçante de gigantesque éoliennes et dormi au sommet de promontoires rocheux que bordaient d’immenses précipices plantés de résineux et de chênes verts.

Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié ses secrets. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussitôt devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient à aucun culte, et à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait à la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage Bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il ôte toute vanité de l’esprit et toute souffrance du corps, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonnance avec la nature. Comme toute initiation, elle pénètre dans l’esprit par le corps et il est difficile de la faire partager à ceux qui n’ont pas fait cette expérience. (…)

Jean-Christophe Rufin est médecin dans l’humanitaire. Il a été ambassadeur de France au Sénégal.

Chemin de Compostelle - Toulouse

Chemin de Compostelle - Toulouse

Partager cet article
Repost0

commentaires