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11 octobre 2016 2 11 /10 /octobre /2016 18:32

 On racontera beaucoup de choses sur mon retour aux loups ; et toutes seront erronées. Pour connaître la vérité, il aurait fallu pousser avec moi la porte de cet obscur magasin à Hambourg -- mais j'étais seule ce soir-là. J'avais décidé de me ménager une pause entre les séances de répétition. Je travaillais le Deuxième concerto de Brahms, et je voulais purger mon corps de toute la tension physique des exercices au clavier qu'exige cette oeuvre aux complications rythmiques infinies, aux soubresauts complexes entre accords massifs et grands écartements, au scherzo fougueux -- une musique tempétueuse. Brahms l'avait composée pour qu'elle outrepasse les capacités féminines, et j'avais parfois l'impression d'une lutte acharnée entre moi et le piano, de même que l'oeuvre semblait combattre des forces cosmiques, sombres, hantées de battements d'ailes sur un océan dont je humais, à cet instant précis, le parfum lourd, salé et un peu gras.

(...)  

  Je n'ai ouvert le paquet que deux jours plus tard. Je ne sais pourquoi, ces feuilles jaunies me mettaient mal à l'aise. Chaque fois que j'avais effleuré le manuscrit, retenu par deux gros élastiques, mon imagination me transportait dans l'étrange boutique et, dans la lumière floue du souvenir, je voyais briller la petite clef d'or, la lorgnette de marin, les diables et les anges, l'horloge folle et le miroir. On avait collé, en guise de couverture, une eau-forte qui représentait une scène si curieuse que ses images hantèrent ma première nuit. En contrebas d'un océan de vagues crêpées, un pianiste, les mains dressées au-dessus du clavier, jetait un regard par-dessus son épaule. Derrière lui, une sirène extatique, les bras levés, seins nus, jouait d'une harpe à tête humaine ; et, j'en eus la conviction, de cette tête d'homme, antique et puissante, émanait le son d'un cor. Sur quoi reposaient ces personnages ? Une barque ? Un radeau à la dérive ? Je devinais un ciel boursouflé d'humeurs, de nuées sombres sur la mer zébrée d'écume. J'eus alors l'absolue certitude que cette gravure racontait exactement le morceau de Brahms que je répétais depuis des jours, à Hambourg.  Ce Deuxième concerto qui m'avait séduite pour le défi personnel qu'il m'adressait par-dessus les années -- il avait été conçu pour qu'aucune pianiste ne puisse l'interpréter, parce que Brahms avait eu les tympans lacérés par une jeune femme qui massacrait son Premier Concerto. La partition énonçait un drame cosmique et météorologique qui éveillait en moi à la fois la puissance de la mer et les paysages du Grand Nord, blancs d'une neige virginale, phosphorescents sous la lune, horizons de forêts sombres et de lacs gelés d'où s'exhalaient parfois des brouillards fantômes, que je chevauchais en amazone. Jamais une oeuvre de Brahms ne m'avait offert un meilleur jeu d'ombre et de lumière que celle-ci, aucune ne me proposerait plus ce paradoxe si subtil d'un dialogue absolument inverti, et qui obligeait, malgré la fougue tempétueuse, rageuse même, à l'interpréter comme de la musique de chambre. A Hambourg, ce concerto me disait combien Brahms était devenu un fragment de la solitude dans laquelle il vivait. Et c'était bien cette musique que la gravure racontait.

(...)

  Cette première soirée, dans le craquement du ciel au-dessus des plages baltes, des marécages, des landes et du port de Hambourg, je la consacrai à comprendre le lien qui unissait musique et journal, dessins et dialogues, à tenter une chronologie, des rapprochements. De ce puzzle de pages jaunies, que ne quittaient ni le regard de Brahms, ni celui de l'homme sur l'autre cliché, qui se révéla être Max Klinger, j'avais déduit un premier élément. Ces deux hommes étaient amis ; Johannes Brahms lui avait dédié ses dernières oeuvres, les Quatre chants sérieux ; ils avaient échangé une correspondance, chacun selon son mode, selon son art, et ces bribes de récit en allemand, dont je ne saisissais que certains passages, résultaient sans doute de leur entente.

Thierry Giersch - Bergsee Bad Säckingen

Thierry Giersch - Bergsee Bad Säckingen

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